Édouard Manet
Édouard Manet
Paris 1832 - 1883
'Plainte Moresque' : Portrait de Jaime Bosch

Crayon et pierre noire, lavis gris clair et foncé, lavis blanc légèrement rosé sur le visage et le chapeau, lavis brun sur la moustache, lavis noir dans le chapeau, les yeux et les cheveux
Inscrit A ED. Manet/Plainte Moresque/Op:85/PAR/J. BOSCH/Prix : 5.
Numéroté 4914 au verso
357 x 269 mm (14 x 10 ½ in.)
Provenance
Suzanne Manet, veuve de l'artiste, cachet de l'atelier de l'artiste (L. 880) ; vente, Paris, Hôtel Drouot, Tableaux, Pastels, Etudes, Dessins, Gravures par Edouard Manet et dépendant de sa succession, 4-5 février 1884, lot 149 ; acquis par Alfred Morel-Fatio (1850-1924) ; Galerie Choiseul, rue Laffitte, Paris (selon les étiquettes au dos) ; vente, Paris, Hôtel Drouot, 10 juin 1964, lot 151.
Exposition
Paris, École des beaux-arts, Exposition des œuvres d'Édouard Manet, Préface d'Émile Zola, 1884, n° 178 (conservé par une photographie prise par le photographe de Manet, Godet).
Bibliographie
Fernand Lochard, Reproductions d'œuvres d'Édouard Manet, Paris 1883-1884, illustré n° 185 ; Edmond Bazire, Manet, Paris, 1947, n° 566, illustré p. 56 ; Merete Bodelsen, « Early Impressionist Sales, 1874-1894 », Burlington Magazine, Londres, juin 1968, n° 149, p. 343 ; Alain de Leiris, The Drawings of Edouard Manet, Berkeley, 1969, cat. 169, p. 58 ; Denis Rouart et Daniel Wildenstein, Édouard Manet, catalogue raisonné, vol. II, Paris, Bibliothèque des arts, 1975, cat. 457, illustré p. 167 ; Françoise Cachin, Charles S. Moffet, Michel Melot, Juliet Wilson-Bareau, Manet 1832-1883, New York, Metropolitan Museum of Art et Harry N. Abrams, Inc, Publishers, 1983, p. 253 (catalogue d'exposition).
Ce portrait du musicien Jaime Bosch est un projet préparatoire pour la couverture, réalisée en lithographie, du livret de l'une de ses compositions pour guitare, Opus 85, Plainte Moresque. Resté dans l'atelier de Manet, il fut présenté lors de l'exposition posthume de 1884 et vendu lors de la vente organisée par la veuve de l'artiste les 24 et 25 février 1884, pour ne resurgir qu'en 1964 dans une vente parisienne. Sa réapparition récente a permis à Juliet Wilson-Bareau de se pencher sur son historique et son contexte passionnant. Nous lui sommes très reconnaissants de nous avoir procuré une étude extrêmement détaillée sur laquelle cette notice s'appuie amplement.
Malgré sa longue disparition, le dessin était resté connu des spécialistes de Manet, non seulement par la lithographie, mais encore par sa présence sur plusieurs documents photographiques, ainsi que par une reproduction en gillotage dans la biographie de Manet par Edmond Bazire publiée en 1884. La lithographie quant à elle n'existe plus qu'en de rares exemplaires, notamment celui du dépôt légal effectué le 15 septembre 1866 conservé à la Bibliothèque nationale de France (Est. BOSCH 001).
Le musicien Jaime Bosch, originaire de Barcelone et à Paris depuis 1853, faisait partie du cercle proche de Manet, chez lequel il participait régulièrement à des concerts organisés par l'épouse du peintre, elle-même excellente pianiste, en compagnie du talentueux Zacharie Astruc, parmi beaucoup d'autres personnalités artistiques. Le guitariste virtuose aurait aussi servi de modèle au personnage du général mexicain debout derrière l'empereur dans L'Exécution de l'empereur Maximilien du Mexique (Kunsthalle de Mannheim) peint par Manet en 1868-1869.
Opus 85, Plainte Moresque fut éditée en octobre 1866 et dédicacée à Manet, qui se chargea donc d'en réaliser la couverture. Le peintre choisit de représenter le musicien certainement tel qu'il apparaissait à son auditoire, lorsqu'il prenait part aux concerts privés donnés chez lui : le regard dans le lointain, les mains sur l'instrument, assis sur un tabouret ou une chaise de bambou. Cette pièce de mobilier, typique du style Napoléon III, apparaît en effet dans d'autres œuvres, notamment dans Le Portrait de mademoiselle Claus (Ashmolean Museum, Cambridge), version non terminée du tableau conservé au musée d'Orsay, Le Balcon, ces deux œuvres portraiturant la jeune violoniste et amie proche de Suzanne Manet, Fanny Claus. Le portrait de Bosch réalisé par Manet est très ressemblant si on le compare à ceux réalisés en 1875 par Ernest-Philippe Boetzel (Carcassonne, Musée des beaux-arts) et en 1883 par Félix Bracquemond, ainsi qu'à l'image du musicien immortalisée par une photographie conservée à la Bibliothèque nationale de France. Manet a cependant choisi d'accentuer son caractère espagnol en le représentant vêtu de la chaquetilla (courte veste noire) et d'un sombrero de catite (chapeau). La technique graphique utilisée sur le visage est extrêmement sophistiquée : l'artiste associe habilement de petites hachures de crayon à des taches de lavis gris, noir et rose, afin de traiter les jeux d'ombres et de lumière qui animent son visage et d'attirer l'attention sur son expression étrange et son regard magnétique.
Manet reporta son projet sur la pierre lithographique avec « une superbe assurance », selon les mots de Juliet Wilson-Bareau. Dans la lithographie, le dessin est raccourci au niveau des jambes et la dédicace A Ed. Manet en haut à droite disparaît tandis que le peintre ajoute sa signature en bas à gauche de l'image. Le soin pris par l'artiste à la qualité du portrait et à l'originalité de l'image, ainsi que son implication dans toutes les étapes – jusqu'à la signature du bon à tirer, conservé au Nationalmuseum de Stockholm, sur lequel il apporte encore quelques dernières informations destinées aux lithographes de l'imprimerie Lemercier – montre sa détermination à atteindre le meilleur résultat possible quelles que soient l'ampleur et la nature du projet en question.
Jaime Bosch a également dédié des morceaux au peintre Carolus-Duran, ainsi qu'à Ernest Hoschedé, un ami commun et mécène dans les années 1870, célèbre pour avoir été le premier propriétaire d'Impression, soleil levant de Claude Monet. Ce dessin est donc un témoignage vibrant des liens amicaux qui unissaient, dans ce milieu parisien, les éditeurs, les artistes, les écrivains et les musiciens. Bosch jouait chez Manet comme Lorenzo Pagans chez Degas, et madame Meurice comme madame Charpentier se réjouissaient de les accueillir dans leurs salons. Par ailleurs, il permet de rappeler l'intérêt de longue date de Manet pour l'Espagne et la peinture espagnole, concrétisé par un voyage à Madrid, court mais décisif, en septembre 1865, à peine un an avant la réalisation de ce portrait. Cette hispanophilie, partagée par ses amis et relations dont Zacharie Astruc et Lola de Valence, trouve un prolongement intéressant dans l'historique du dessin : Juliet Wilson-Bareau a en effet établi que son acquéreur lors de la vente de 1884 était très vraisemblablement Alfred Morel-Fatio (1850-1924), lui-même un hispaniste de renom, attaché au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, dont il a d'ailleurs effectué le Catalogue des manuscrits espagnols et portugais (1881-1882) [1].
[1] Alfred Morel-Fatio avait été orphelin très tôt et fut élevé par son oncle, le banquier Arnold Morel-Fatio (qui fut aussi conservateur du Cabinet des Médailles), dont la fille Louise-Hélène épousa Émile-Henry-Marie Mayniel, ingénieur et commandeur de la Légion d'honneur. Celui-ci fut témoin au double mariage de Julie Manet avec Ernest Rouart et de Jeannie Gobillard avec Paul Valéry le 29 mai 1900.