Émile Bernard
Émile Bernard
Lille 1868 - Paris 1941
In Front of the House | Devant la maison

Huile sur toile
Dédicacé, signé et daté en bas à droite Souvenir sympathique à P. Gabeaud Emile Bernard 87
31 x 36 cm (12 ¼ x 14 3/16 in.)
En 1887, l'année de la réalisation de cette œuvre, Émile Bernard est un peintre qui, en dépit de son jeune âge, à peine dix-neuf ans, a déjà accumulé un grand nombre d'expériences et mené de nombreuses recherches artistiques.
Sensibles aux dispositions évidentes de leur fils pour le dessin et la peinture, les parents d'Émile Bernard avaient accepté, malgré leur appréhension quant à son avenir, de le faire inscrire dès ses seize ans dans l'atelier tenu par le peintre Fernand Cormon au 104 boulevard de Clichy. Chez ce peintre, dont il ne devait pas supporter longtemps « les petites méthodes », il côtoya de nombreux artistes, dont Louis Anquetin, Gaston Pujol, Henri de Toulouse-Lautrec et Vincent Van Gogh. Renvoyé pour insubordination dès l'automne 1885, il ne céda pas aux injonctions familiales de trouver un travail et de s'établir, mais au contraire parvint à convaincre ses parents de le laisser faire un voyage à pied à travers la Bretagne. Parti le 6 avril 1886, il passe par Mayenne, Beauvoir, le Mont-Saint-Michel, Cancale, Saint-Briac, Saint-Malo, etc., un périple que l'on suit grâce à la correspondance fournie et chaleureuse qu'il échange avec les siens tout au long de ses pérégrinations. À Concarneau, il rencontre Schuffenecker qui vient de participer à la huitième exposition impressionniste et qui l'encourage à gagner Pont-Aven pour y trouver Paul Gauguin, alors en séjour à la pension Gloanec. Une fois arrivé à Pont-Aven, il s'y établit quelque temps et y réalise de belles toiles dans la veine impressionniste, comme Août, verger à Pont-Aven, beaucoup admirées mais pas du tout du goût de Gauguin qui traite le jeune peintre avec froideur. De retour à Asnières en octobre 1886, Bernard retrouve Van Gogh et le père Tanguy chez lequel il découvre les œuvres de Cézanne qui l'impressionnent très favorablement. À l'occasion d'une exposition à Asnières, il rencontre Paul Signac mais ne cède que brièvement aux tentations du pointillisme, une technique dont il admire le traitement vibrant de la lumière mais déplore l'absence d'impression colorée. Attirés par l'art japonais, Anquetin et lui commencent à pratiquer le cloisonnisme et à revenir à la couleur, la représentation de la réalité moderne restant au cœur de leur démarche, ce qui aboutit par exemple à la radicalité de la Vue du pont d'Asnières (Musée des beaux-arts, Brest), une œuvre bâtie sur de forts axes horizontaux, utilisant des aplats de couleur et le cerne sombre des figures et des objets.
C'est au début d'un second voyage en Bretagne que Bernard réalise notre tableau. Une lettre écrite à ses parents et datée du 16 mai 1887 [1] fait état de sa rencontre avec le jeune poète Paul Gabeaud qu'il a rencontré grâce à monsieur Muguet, un « soldat musicien [...] marié à Mayenne » avec lequel il partage des repas frugaux. Paul Gabeaud, « un garçon très sympathique, poète, peintre et chansonnier [...] homme de cœur » a vingt-trois ans et les jeunes gens, bientôt inséparables, s'échangent des poèmes et des romances. Bernard écrit : « Je lui ai donné une étude que nous avons faite ensemble, hier. » Il s'agit certainement de celle-ci, qui lui est dédicacée. Émile Bernard veut sans aucun doute dire qu'ils étaient ensemble lorsqu'il la réalisa. Sans doute en ont-ils discuté puisque la pratique artistique de Bernard semble avoir attisé la curiosité de Paul Gabeaud, qui lui a d'ailleurs dédié un poème [2]. Bien que Paul Gabeaud ne fit pas réellement carrière dans la littérature, les deux hommes restèrent en contact puisque Bernard lui envoya en 1929 l'un des ses propres poèmes, Adam, ou l'homme (Venezia la Belle, 1922).
Dans cette « étude » réalisée sur le vif, « souvenir sympathique » des lumineuses journées de printemps, Bernard semble renoncer, au moins temporairement, au cloisonnisme, alors que la Femme aux oies (collection privée), réalisée à Ribay à la fin du mois d'avril, témoignait encore de son usage de puissants axes horizontaux et de forts cernes. Ici, au contraire, tout comme dans Jardin public (collection privée) qu'il peint également lors de son séjour à Mayenne, il se dégage une impression de tentative de fusion des formes et des couleurs, de recherche d'un naturel un peu artificiel, les buissons et les allées étant réduits « à des formes géométriques élégantes retouchées par de petites touches verticales parallèles », comme le décrit Fred Leeman dans son ouvrage consacré à Émile Bernard [3], un commentaire qui s'applique parfaitement à notre tableau. L'artiste y abandonne l'utilisation des axes horizontaux et verticaux au profit des obliques et des courbes, tout comme dans Soir à Saint-Briac (collection privée). Ces petites hachures de couleurs sont aussi celles qu'il utilisera dans Promenade au bois d'amour (collection privée), une œuvre hésitant elle aussi entre plusieurs tendances. C'est sur le caractère expérimental de cette période que va s'élaborer la grande modernité des œuvres de la fin de 1887 et de l'année 1888 au cours de laquelle sa relation avec Gauguin deviendra cruciale.
[1] Neil McWilliam, Émile Bernard, les lettres d'un artiste (1884-1941), Dijon, Les presses du réel, 2012, p. 60-62, lettre n° 20.
[2] « Où vas-tu ? peintre voyageur/ Glanant toujours le long des routes/ Fuyant Paris et tous ses doutes/ Pour marcher seul, triste et songeur ?/ Quand sur ton front perlent des gouttes/ Quand dans tes yeux vient la rougeur/ Et que dans ton désir rageur/ Tu prends tes tableaux pour des croûtes.../ Qu'espères-tu, toujours pensif ?/ Sans avenir, sans gloire altière/ Que vois-tu d'un regard lascif ?/ Je vois le ciel plein de lumière/ Je cherche en la nature entière/ Le beau, le grand, dans le naïf ! »
[3] Fred Leeman, Émile Bernard (1868-1941), Citadelles & Mazenod, Wildenstein Institute publications, 2013, p. 72, fig. 29.